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L’attente ne sera plus longue. J’écoute le vent s’époumoner en valsant dans la cour vide. La bière pisseuse s’aplatit dans mon verre au bord duquel tournent les traces graisseuses de mes lèvres. Et la pluie qui hante ma mémoire jaillit de moi brusquement et déferle, coupante, cinglante, lanières liquides des verges d’une mortification jamais rassasiée. Vent d’ouest. Deux étages de nuées, les plus basses effilochées, noirâtres, poussées, bousculées, torchons déchiquetés et tordus, et par-delà, dans la sérénité froide de l’altitude, de larges avenues blanches bordées de bleu pâle, immobiles, se révèlent entre les trous du linge spongieux qui s’égoutte en rafales. Toutes les pluies du souvenir. Dresser un monument à la pluie, dans les villages traversés, au cœur des terroirs battus par les fouets de l’eau, au sommet des landes pétries, ravinées, crevassées, sur les places des villes du Nord écrasées de brumes fangeuses, sur les falaises couturées, au bout des digues bavant le ressac, sur la plus basse île frisonne emportée en d’interminables noyades, et sur Rethel, et dans cette cour enfin dont le gravier gris scintille maintenant entre deux averses. Un monument aqueux, en forme de trombe pétrifiée, en forme de roche liquéfiée (aucune forme), comme si la pluie n’était que solution du minéral, précipité diabolique du premier magma.

 

Nous sommes dans cet hôtel, en face de la gare. Gare de Rethel, t’ai-je dit, c’est la gare de Perpignan. On nous a donné la plus belle chambre. Tu as laissé allumée la salle de bain, dont la porte est entrouverte. La chambre obscure reçoit un peu de cette lumière indirecte, une langue claire qui s’avance et n’atteint pas le lit. Alors la pluie, qui s’était tue un moment, se remet à parler, à psalmodier, tandis que mes mains avides de lenteur bornent les domaines nocturnes de ton corps. Je dis : « C’est la pluie à Rethel ». À l’écoute de la pluie, à la découverte d’un corps que seule peut-être la pluie rêve, j’apprends ce qui est impossible. Non, je ne peux pas te raconter. L’homme qui écrit transpire et frissonne. Il touche du bout des doigts sa tempe brûlante, glacée, brûlante, glacée. Il se lève et va coller à la vitre son front moite. D’une main, il saisit son autre main. Les mains ne se reconnaissent pas. La pluie s’abat avec des claquements obscènes. Les mains tremblent. Ce sont mes mains, dit-il, et je suis amputé de mes mains. Ce sont mes mains qui se sont modelées au poids léger de deux seins ronds, deux nuages de contes de fées. Mes mains n’appartiennent plus au monde solide. Mes mains qui étaient les nids si lisses où se lovait le monde avec ses collines bleues et ses vallées secrètes. Mes mains que tant de pluies ont creusées, mes mains érodées aux paumes transparentes, striées des cicatrices de la déchéance et de la dépossession. La pluie n’en finit pas de couvrir Rethel de ses guenilles séreuses. Transpercé, le corps s’épouvante d’une ignorance sans remède. L’ignorance, quand on a connu, quand on a tenu, quand ce fut révélé, et que la connaissance vous est retirée, extirpée, arrachée par les forceps rouillés de la solitude.

 

« PRENEZ LA VIE COMME UN MARTINI ! »

 

La pochette d’allumettes, à côté du paquet de gauloises bleues. Sur une chaise, la machine à écrire, trop lourde, antique, et les feuillets froissés d’un récit stérile et désordonné. La mort, après tout, ce n’est que ça.